IA & travail : révolution éclair ou chaos annoncé ?

Intelligence Artificielle (IA)

Au programme

En quelques mois, l’intelligence artificielle, notamment sa version IA générative , est passée du stade expérimental à un outil de masse. D’ailleurs, on se souvient encore des premières versions encourageantes mais peu engageante de Midjourney, ou encore ChatGPT qui était trés restreint. Mais, en l’espace de quelques mois, de mise à jour en mise à jour, le bond technologique est époustouflant. Dans les entreprises, ce bond technologique provoque une ruée sans précédent, mêlant enthousiasme et anxiété. De l’agence marketing à la santé, en passant par le droit, chaque métier voit ses pratiques bouleversées, pour le meilleur comme pour le pire. Entre fascination pour le potentiel de ces outils et panique face à la menace sur l’emploi, les entreprises tentent de s’adapter. Chacun, à son échelle, est poussé à se former et à se réinventer pour ne pas être dépassé. Décryptage d’une révolution pas comme les autres, plus rapide que celles qui l’ont précédée, et de ce qu’elle annonce pour l’avenir du travail.

Transformation des métiers : l’IA s’invite partout

L’irruption de l’IA dans le monde professionnel n’épargne quasiment aucun domaine. Pour certains métiers, l’impact est déjà concret : tâches automatisées, compétences à acquérir, parfois postes menacés. D’autres voient de nouvelles opportunités apparaitre. Tour d’horizon de secteurs particulièrement secoués : le marketing, la santé et le droit font figure d’exemples emblématiques des mutations en cours.

Marketing : créativité augmentée ou brainstorming en danger ?

Dans la publicité et le marketing, l’IA s’impose comme un assistant créatif inédit. Des campagnes entières sont désormais conçues en partenariat avec des algorithmes. En 2023, la marque Heinz a ainsi lancé une campagne audacieuse en faisant de l’IA le cœur de son message publicitaire. L’idée ? Demander à une IA de générer des images de ketchup sans aucune indication, pour prouver que la bouteille Heinz est si iconique qu’elle est reconnue même par une machine. Cette opération de com’ ingénieuse a positionné Heinz à l’avant-garde, tout en renforçant l’image innovante de la marque auprès des jeunes.

Bien sûr, tout n’est pas qu’affaire de coups marketing. Au quotidien, les professionnels du secteur utilisent de plus en plus des outils d’IA pour optimiser leurs campagnes : analyse fine des données clients, génération automatique de textes pour les posts sur les réseaux sociaux, personnalisation des emails publicitaires… L’automatisation gagne du terrain. Selon une enquête multi-pays en 2024, les métiers du marketing font partie des plus exposés aux évolutions de l’IA, notamment pour tout ce qui est analytique et administratif. Les top 20 des fonctions potentiellement affectées placent fréquemment les analystes marketing, chefs de produit ou chargés d’études parmi les premiers concernés, l’IA promettant d’optimiser la décision stratégique et de libérer du temps pour des tâches à plus forte valeur ajoutée.

Toutefois, l’arrivée de GPT-4 et consorts a aussi suscité l’inquiétude des créatifs. « Je suis concepteur-rédacteur… et je suis à peu près sûr que l’IA va prendre mon job », titrait dès février 2023 un copywriter britannique dans The Guardian. Derrière la provocation, la peur bien réelle que des outils comme ChatGPT produisent en quelques secondes slogans, articles ou scripts, menaçant les agences de communication. Pour l’heure, beaucoup de responsables marketing voient surtout l’IA comme une alliée capable de générer des ébauches (textes, images) qu’ils affinent ensuite. Cette collaboration homme-machine peut doper la productivité – à condition de garder un esprit critique, rappelait un expert français, qui note que même les meilleurs modèles actuels commettent des erreurs et nécessitent une validation humaine systématique. En clair, l’IA augmente la créativité plus qu’elle ne la remplace entièrement… du moins pour le moment.

Santé : vers le médecin augmenté

L’IA s’est immiscée discrètement mais sûrement dans nos cabinets médicaux et hôpitaux. En radiologie, par exemple, des algorithmes apprennent à détecter des anomalies sur des scanners ou mammographies, parfois aussi bien que des spécialistes chevronnés. Faut-il craindre de voir le Docteur IA annoncer seul un diagnostic ? Pas vraiment. Malgré des progrès fulgurants, la plupart des systèmes sont déployés en assistance des médecins, et non en substitution complète. Un reportage d’Euronews en mai 2024 montrait qu’en Europe, l’adoption de l’IA en radiologie restait limitée : plus de 75 % des algorithmes médicaux approuvés concernaient l’imagerie, mais seuls 2 % des services s’en servaient vraiment. En cause, la nécessité de fiabiliser ces outils et de convaincre les praticiens. Les radiologues eux-mêmes, via leur Collège royal au Royaume-Uni, insistent : « l’IA ne peut remplacer le rôle du médecin, mais elle peut le rendre plus efficace ». Dans un contexte de pénurie de spécialistes, ils y voient même un espoir : utiliser l’IA pour analyser les radios les plus simples permettrait d’alléger la charge et de se concentrer sur les cas complexes.

Au-delà de l’imagerie, l’IA bouleverse aussi la décision clinique. Des assistants virtuels comme PulseLifeAI répondent instantanément aux questions d’un médecin sur un symptôme ou un traitement, en s’appuyant sur les dernières recommandations officielles. D’autres, tel Pathway, proposent des protocoles personnalisés pour traiter un patient en fonction de son profil et des données médicales à jour. Résultat : un praticien mieux informé, et potentiellement des diagnostics plus précis. Le marché de l’IA en santé est d’ailleurs en plein boom : estimé à seulement 0,8 milliard de dollars en 2022, il pourrait atteindre 17 milliards d’ici 2032. Cette croissance traduit la conviction qu’une médecine augmentée par l’IA améliorera la prise en charge – sans éliminer le discernement humain indispensable à la relation de soin.

Droit : l’ère du legal tech intelligent

Même les professions juridiques, pourtant attachées à la tradition, sont ébranlées. Depuis que ChatGPT a prouvé qu’il pouvait rédiger un texte structuré sur à peu près n’importe quel sujet, avocats et juristes ont commencé à imaginer déléguer certaines tâches chronophages à des intelligences artificielles. Recherche de jurisprudence, vérification de contrats, rédaction de premières ébauches d’actes juridiques : autant d’activités potentiellement automatisables. D’après une analyse menée début 2025, 52 % des missions des parajuristes – ces assistants juridiques chargés de préparer dossiers et documents – pourraient ainsi être confiées à l’IA d’ici 2026. De même, les analystes financiers juniors risquent de voir une partie de leurs prévisions et modèles supplantés par des algorithmes auto-entraînés. Ces chiffres, issus d’un test éditorial réalisé avec un outil d’IA exploratoire, ont de quoi faire frémir les jeunes collaborateurs des cabinets d’avocats et des banques.

Pourtant, le monde du droit ne se dirige pas vers un remplacement massif des humains par les machines, mais plutôt vers une hybridation des rôles. De grands cabinets internationaux ont été pionniers pour intégrer l’IA en appui de leurs équipes. En février 2023, l’un des plus prestigieux d’entre eux, Allen & Overy, a annoncé déployer Harvey, un assistant juridique basé sur GPT, auprès de ses 3 500 avocats dans le monde. L’objectif affiché n’est pas de réduire les effectifs, mais de permettre aux juristes de se concentrer sur le conseil stratégique, en laissant à l’IA le soin de compiler de la documentation ou de vérifier des clauses standard. Un an plus tard, d’après la legaltech Harvey, un quart des avocats d’Allen & Overy utilisaient l’IA chaque jour, et 80 % au moins une fois par mois.

Le discernement et l’expertise juridique conservent donc leur primauté, l’IA jouant un rôle de greffier moderne. D’ailleurs, les limites de ces outils ont été rappelées de façon retentissante lorsqu’un avocat new-yorkais imprudent a soumis à un juge un mémo rédigé par ChatGPT… truffé de références à des arrêts inexistants. La bévue a fait scandale et souligne qu’un modèle de langage, si brillant soit-il, peut « halluciner » et inventer de faux contenus. Dans le secteur du droit comme ailleurs, la transformation en cours nécessite donc de redéfinir les métiers : demain, les avocats devront non seulement maîtriser les codes juridiques, mais aussi contrôler et guider les intelligences artificielles pour en tirer le meilleur. C’est un équilibre inédit entre tradition et technologie qui se profile dans les prétoires.

Des chiffres qui parlent : emplois en déclin, emplois en essor

Pour mesurer l’ampleur de la transformation, rien de tel que quelques données marquantes sur l’évolution (ou la disparition) des postes sous l’effet de l’IA :

IndicateurDonnée clé
Emplois globaux menacés par l’IA (estimation Goldman Sachs, 2023)300 millions. C’est le nombre d’emplois pouvant être supprimés dans le monde avec l’irruption de l’IA. En parallèle, de nouveaux emplois émergeront, mais le solde pourrait être négatif à court terme (voir ci-dessous).
Part des tâches de travail automatisables d’ici 203030 %. Proportion des heures travaillées qui pourraient être automatisées en Europe et aux USA d’ici 2030 grâce à l’IA générative, selon McKinsey. Un tiers du travail actuel transformé en quelques années.
Emplois à haut risque d’automatisation (OCDE)27 %. Part des emplois dans les pays de l’OCDE classés « les plus à risque » d’automatisation par l’IA. Il s’agit surtout des professions peu qualifiées (construction, agriculture, production, transport). En France, on est à 27,4 %, proche de la moyenne.
Net job loss d’ici 2027 (Forum économique mondial)**14 millions. Le Forum de Davos anticipe 83 millions de suppressions d’emplois et 69 millions de créations liées aux évolutions technologiques et économiques, soit 14 millions d’emplois perdus au total sur cinq ans. Un retournement par rapport aux prévisions précédentes où l’IA était jugée « créatrice nette » d’emplois.
Métiers gagnantsLes postes de spécialistes de l’IA et de la data figurent parmi les plus demandés : leur nombre pourrait croître de +30 % ces prochaines années, d’après les tendances du marché. De même, les ingénieurs en robotique, experts en cybersécurité et développeurs de logiciels d’IA sont en tension.
Métiers en déclinAu contraire, les employés administratifs, comptables, agents d’accueil ou opérateurs de saisie sont identifiés comme les plus menacés. Le WEF projette par exemple la perte de –7,5 millions d’emplois de saisie de données d’ici 2027 – le plus gros déclin pour une profession. Les graphistes sont aussi cités parmi les métiers en recul, concurrencés par les IA capables de générer logos et visuels.

Lecture – Ces chiffres, s’ils doivent être pris avec précaution, traduisent une certitude : le marché du travail vit une restructuration profonde sous l’effet de l’IA. Chaque métier est amené à évoluer, en bien ou en mal. Reste à accompagner ce mouvement pour qu’il rime avec progrès.

Entre fascination et panique : comment les entreprises réagissent

Fascination ou panique ? Un visuel imagé montre un robot humanoïde distancer un humain sur une piste d’athlétisme, symbole de la crainte que l’IA ne prenne de vitesse les salariés. Ce scénario de course entre l’homme et la machine illustre l’ambivalence qui règne aujourd’hui dans les organisations : entre ceux qui voient l’IA comme une formidable opportunité compétitive, et ceux qui redoutent une mise au chômage technologique accélérée.

La ruée vers l’IA : engouement inédit et flambée stratégique

Revenons un instant à fin 2022 : ChatGPT est ouvert au public et, en l’espace de quelques semaines, gagne des millions d’utilisateurs curieux. Le succès viral de l’outil, 100 millions d’usagers en deux mois, du jamais vu dans l’histoire des applications, agit comme un électrochoc dans le monde économique. « En 20 ans dans l’Internet, on n’avait jamais vu une adoption aussi rapide ! » s’étonnent les analystes de la banque UBS. Très vite, les dirigeants d’entreprise comprennent qu’il se passe quelque chose d’énorme. 2023 voit se multiplier les annonces tous azimuts : tel assureur intègre un chatbot pour conseiller ses clients, tel e-commerçant automatise ses descriptions de produits, tel média teste la génération automatique d’articles… « 2024 a été marquée par une véritable ruée vers l’or de l’intelligence artificielle », résume un contributeur de Forbes. Dans cette première phase, beaucoup d’entreprises agissent dans l’urgence, par peur de rater le coche. L’IA fascine autant qu’elle fait peur : peur d’être dépassé par la concurrence si on ne l’adopte pas.

Les géants de la tech mènent la danse. Microsoft investit des milliards dans OpenAI et intègre aussitôt GPT-4 à sa suite bureautique (Copilot). Google riposte avec son propre modèle (Bard) et des dizaines de fonctions dopées à l’IA dans Gmail, Docs, etc. Chaque semaine ou presque apporte son lot de nouveautés. Pour les entreprises clientes, difficile de ne pas succomber à l’attrait de ces outils promettant des gains de productivité phénoménaux. « Dans un monde centré sur l’IA, l’arme secrète des leaders c’est la curiosité », affirme Sridhar Ramaswamy, CEO d’une entreprise tech, invitant les dirigeants à tester en personne ces solutions pour en saisir la valeur. Message reçu : nombre de CEOs se transforment en chief AI officers, sponsorisant en interne des projets pilotes tous azimuts.

Cependant, la lune de miel a une fin. Passé l’engouement initial, viennent les premiers écueils concrets : hallucinations de chatbots, questions de confidentialité des données, risques de réputation en cas de dérapage… Au fil de 2024, le discours évolue : l’IA doit passer de la fascination à l’action stratégique, c’est-à-dire être utilisée de manière réfléchie et alignée sur des objectifs de business réels. « Il ne suffit pas de l’utiliser, il faut s’interroger sur la valeur qu’elle apporte vraiment », rappelle l’article de Forbes. Un certain réalisme s’installe donc. Mais cette prise de recul stratégique s’accompagne d’un autre sentiment, plus sombre, qui monte chez certains : la peur.

La peur du grand remplacement : entre licenciements et psychose de l’emploi

À mesure que l’IA gagne en capacité, une question hante les professionnels : « Mon poste va-t-il disparaître ? ». Ce qui relevait de la science-fiction devient tangible avec des annonces choc. En septembre 2023, la société Onclusive (spécialisée en veille médiatique) annonce remplacer 217 salariés de sa filiale française par des logiciels d’IA d’ici juin 2024. Plus de la moitié des effectifs locaux, priés de céder la place à une machine jugée « plus rapide et plus performante » pour rédiger les revues de presse clients. Le tout au nom du « potentiel transformateur » de l’IA, nécessaire pour la pérennité de l’entreprise selon la direction. Le cas fait grand bruit, suscite l’effroi des employés et la crainte d’une généralisation du procédé. Certes, Onclusive est un exemple extrême. Mais ailleurs, les signaux d’alerte se multiplient : en mai 2023, le PDG d’IBM déclare que 30 % des postes administratifs de son groupe pourraient « facilement être remplacés par l’IA d’ici cinq ans ». Concrètement, le géant américain a gelé les embauches sur ces fonctions support, soit un potentiel de 7 800 emplois en moins à terme. Quelques mois plus tôt, la banque Goldman Sachs avait quantifié le risque à l’échelle mondiale : 300 millions d’emplois menacés, tous secteurs confondus.

Ces perspectives alimentent une véritable psychose de l’emploi technologique : la fameuse crainte d’une « uberisation » ou disruption brutale, où les métiers d’hier seraient balayés en un clin d’œil par une innovation. On se souvient qu’aux débuts d’Internet, une angoisse similaire avait gagné certains (les bibliothécaires voyant le web comme un concurrent mortel, par exemple). Avec l’IA, le phénomène est plus global, car ce sont potentiellement tous les domaines professionnels qui pourraient être touchés en même temps. Les réseaux sociaux s’emballent : de multiples témoignages non vérifiés circulent sur « tel collègue viré et remplacé par ChatGPT ». Des experts plus ou moins sérieux prophétisent la fin de la plupart des emplois qualifiés. D’autres voix appellent au contraire à relativiser : « Pas d’apocalypse de l’emploi en vue », tempère l’Organisation internationale du travail, qui estime en juillet 2023 que l’IA substitue davantage des tâches qu’elle ne supprime d’emplois entiers. De fait, une étude française de 2024 souligne qu’il n’y a « pour l’instant que peu de signes d’une diminution de la demande de main d’œuvre due à l’IA » et que les emplois qualifiés, bien qu’exposés, restent en croissance. Cette dissonance d’analyse traduit l’incertitude sur le calendrier : personne ne sait si le vrai impact se fera sentir dans un an ou dans dix.

En entreprise, cette peur se manifeste de façon contrastée. Côté direction, on redoute surtout les conséquences sociales et l’image négative d’un remplacement de masse par des machines. Peu d’enseignes veulent endosser le rôle du bad guy détruisant des emplois. Ainsi, même quand des gains de productivité énormes sont en jeu, beaucoup avancent prudemment. Côté salariés, la crainte est plus diffuse mais bien réelle : certains se sentent déjà dépassés par la rapidité des évolutions, d’autres craignent que leur savoir-faire devienne obsolète. « Les employés sont parfois plus rapides que leur employeur : six Français sur dix utilisent l’IA en cachette de leur boss », note avec malice un consultant RH. Ce chiffre révélateur montre que face aux incertitudes, de nombreux salariés préfèrent adopter l’IA discrètement pour rester efficaces, plutôt que d’attendre une consigne officielle. Ils ont peur pour leur job, mais aussi pour l’atteinte de leurs objectifs s’ils n’utilisent pas ces nouveaux outils que la concurrence, elle, ne se prive pas d’exploiter. On frôle parfois le schizophrène : des employés se cachent pour recourir à ChatGPT, de peur d’être mal vus ou considérés comme tricheurs, alors qu’en parallèle leur entreprise clame publiquement son ambition d’être à la pointe de l’IA…

📊 Métiers les plus touchés par l’IA – Risques et opportunités

💼
Assistant administratif
90% de tâches automatisables
📊
Analyste financier
75% des prévisions automatisables
🎨
Graphiste
65% des tâches menacées par l’IA générative
🧠
Spécialiste IA / data
+30% de croissance prévue d’ici 2027
🩺
Médecin augmenté
25% d’appui IA dans l’imagerie médicale
🛠️
Technicien robotique
Forte tension sur les postes

Données utilisées (sources intégrées au dossier) :
Assistant administratif : 80–90 % des tâches facilement automatisables (Goldman Sachs, WEF).
Analyste financier : IA capable d’analyse prédictive rapide (Forbes, Allen & Overy).
Graphiste : concurrence accrue avec IA générative (WEF, Clubic)
Spécialiste IA : +30 % de croissance attendue (Forum Économique Mondial).
Médecin augmenté : 75 % des outils IA autorisés dans l’imagerie (Euronews).

Technicien robotique : métiers en tension avec l’Industrie 4.0.

Le temps du réalignement stratégique

Entre l’euphorie du début et l’angoisse de la dépossession, les entreprises cherchent un nouvel équilibre. « Il faut que l’IA devienne un véritable levier stratégique, pas juste un gadget », résument en substance de nombreux dirigeants en cette fin 2024. Concrètement, cela passe par plusieurs inflexions :

  • Identifier les cas d’usage à valeur ajoutée : Plutôt que d’injecter de l’IA partout aveuglément, les organisations font le tri. On se concentre sur les tâches où l’IA apporte un vrai plus (vitesse, précision, analyse de données massives) et non sur celles où le risque dépasse le bénéfice. Par exemple, un cabinet de conseil utilisera l’IA pour synthétiser de la veille sectorielle, mais évitera de l’utiliser pour envoyer des recommandations au client sans relecture humaine.
  • Impliquer les collaborateurs dans l’adoption : Finie, la crainte de voir l’IA pilotée par une poignée d’experts au sommet. Désormais, on mise sur la démocratisation interne des outils. Certaines entreprises nomment des champions IA dans chaque équipe pour promouvoir les bonnes pratiques. D’autres, comme Orange Business Services, ont même créé leur propre boîte à outils IA rassemblant plusieurs modèles (OpenAI, Google, Mistral…) et l’ont mise à disposition de tous les employés via un portail sécurisé. Résultat : en quelques mois, plus de 36 000 employés d’Orange (tous services confondus) l’utilisent déjà, totalisant 2,4 millions de requêtes. Preuve que l’appropriation peut être rapide si on facilite l’accès et la formation.
  • Encadrer et éthiquer l’IA : La phase d’excitation sauvage a laissé quelques traces (comme ces fameux textes erronés citant de faux juristes). Pour éviter les dérapages, beaucoup de sociétés édictent maintenant des règles internes sur l’utilisation de l’IA. Par exemple, interdire de lui faire traiter des données confidentielles clients, ou exiger une validation par un humain avant diffusion d’un contenu généré. Au-delà, se pose la question des valeurs : quelle IA voulons-nous ? Des comités d’éthique IA apparaissent pour s’assurer que les algorithmes utilisés ne sont pas biaisés, discriminatoires, ou ne nuisent pas au bien-être au travail. Ne pas subir mais choisir l’IA, voilà le mot d’ordre qui émerge dans les entreprises responsables. Elles font d’ailleurs souvent le choix de se faire accompagner par une agence IA qui maitrise le sujet et qui saura ainsi saisir les enjeux stratégiques des entreprises et former au mieux les équipes à l’art du prompt par exemple.

En filigrane, la conviction gagne que l’IA, bien employée, peut être un levier d’amélioration des conditions de travail autant qu’un accélérateur de productivité. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) en France insistait justement sur la nécessité d’intégrer l’IA le plus en amont pour en faire un outil de progrès, et non quelque chose de subi. « Un équilibre est à trouver entre les fonctions exercées, les conditions dans lesquelles elles s’effectuent et le sens donné au travail. L’IA ne doit pas être subie, mais être porteuse de progrès sociaux et économiques », concluait-il dans un avis en 2025. C’est toute la difficulté du réalignement stratégique en cours : comment concilier les impératifs business (efficacité, innovation) avec l’impératif humain (travail épanouissant et digne). Une partie de la réponse réside dans un mot-clé souvent répété : la formation.

Se former pour ne pas être dépassé : l’individu et l’IA

Face aux bouleversements de l’IA, un constat s’impose : sans un investissement massif dans les compétences, le scénario du pire pourrait devenir réalité. Pour que l’humain reste dans la boucle et en garde le contrôle, il doit apprendre à travailler avec l’IA. Cela passe par l’accompagnement des salariés, la formation continue et aussi une bonne dose de remise en question individuelle.

L’appétit des salariés pour l’IA… et leur manque d’encadrement

La bonne nouvelle, c’est que les actifs veulent apprendre. Un sondage de l’APEC en mai 2024 révélait qu’un cadre sur deux en France se disait demandeur d’une formation sur l’IA. Les managers sont conscients que cette compétence va vite devenir incontournable : 80 % des étudiants utilisent déjà des outils d’IA durant leurs études, rappelait lors d’une conférence Claire Abate, avocate en droit du travail. « C’est une opportunité en termes d’employabilité, mais ils doivent absolument se former », insistait-elle. De plus en plus souvent, la maîtrise des bases de l’IA (prompting, compréhension des limites des modèles, interprétation des sorties) est vue comme une compétence de base à acquérir, au même titre que le pack Office il y a 20 ans.

Pourtant, dans les faits, les programmes de formation interne tardent à se structurer. Toujours selon ce sondage, de nombreux cadres déplorent un manque de propositions concrètes de la part de leur employeur. Fin 2024, une table ronde de l’AJIS (association des journalistes sociaux) faisait état d’un retard des plans de formation sur l’IA dans les entreprises. Si quelques grands groupes ont lancé de vastes chantiers (par exemple des formations à l’utilisation de Microsoft Copilot, citée par un consultant), la majorité en est encore aux balbutiements. Conséquence : les salariés se débrouillent par eux-mêmes. On l’a vu, 60 % des Français utiliseraient ChatGPT ou autres en cachette, faute de cadre clair. Cette situation peut devenir problématique : sans guidelines, certains pourraient faire des erreurs (divulguer des infos sensibles à une IA publique, mal interpréter une réponse erronée, etc.).

Les équipes RH prennent conscience du défi : 55 % des dirigeants s’inquiètent de ne pas avoir assez de talents maîtrisant l’IA pour les postes à pourvoir. Attirer les meilleurs suppose désormais d’offrir un environnement où l’on monte en compétence sur ces technologies. « Les organisations qui offrent des formations en IA attireront les meilleurs talents, tandis que les candidats formés auront un avantage concurrentiel », souligne-t-on chez Orange Business Services. C’est un vrai changement de paradigme : investir dans la formation à l’IA n’est plus un coût, c’est un investissement stratégique pour rester dans la course.

L’offensive formation : exemples concrets et nouveau pacte social

Certaines entreprises ont déjà pris une longueur d’avance en matière d’acculturation de leurs troupes. Orange Business, filiale B2B d’Orange, a lancé en 2023 un programme de formation visant à initier 50 % de ses salariés à l’IA d’ici fin 2024. Des modules e-learning sur la data, l’IA et l’IA générative ont été déployés, avec une communication intensive pour inciter les collaborateurs à en profiter. Originalité, un module « Apprendre en faisant » a même permis à 50 employés de divers métiers (marketing, dev, design, ventes…) de tester l’IA générative sur leurs cas concrets de travail lors d’ateliers pratiques en mai 2024. Les retours très positifs confirment l’enthousiasme dès lors qu’on rend la formation tangible et ludique. Parallèlement, Orange a créé une École des Services Numériques en interne pour reconvertir et certifier des experts en IA maison. Même les dirigeants ont eu droit à un programme dédié (Lead by Example) pour les sensibiliser aux enjeux de l’IA. Cette approche globale, du top management aux opérationnels, illustre ce qui pourrait devenir la norme.

D’autres mettent sur pied des academies IA accessibles à tous les salariés, avec des parcours modulaires selon le niveau (débutant, avancé, expert). Certaines grandes banques françaises travaillent ainsi avec des universités pour former des data scientists en interne, recyclant des analystes métier vers des rôles plus techniques. On voit émerger la fonction de “formateur IA” en entreprise, chargé d’évangéliser les troupes et de maintenir à jour les contenus de cours tant le domaine évolue vite. À l’échelle nationale, l’enjeu est tel que le gouvernement français a nommé en 2023 un Secrétaire d’État à l’IA, censé piloter aussi le développement des compétences en la matière.

Former, c’est bien, mais il faut aussi accompagner humainement. Car se former à l’IA, ce n’est pas seulement apprendre un outil, c’est parfois remettre en cause sa façon de travailler depuis des années. Il y a une dimension psychologique à ne pas négliger. Passer de « je fais tout moi-même » à « je collabore avec une IA » peut être déstabilisant, notamment pour les générations qui n’ont pas grandi avec le numérique omniprésent. C’est là qu’interviennent les managers de proximité et les RH : expliquer, dédramatiser, valoriser les succès. Créer une culture d’entreprise qui encourage l’expérimentation et ne stigmatise pas l’erreur (inévitable quand on apprivoise une nouvelle techno) est clé.

On assiste ainsi à la naissance d’un nouveau pacte social autour de l’emploi : l’entreprise promet d’outiller et de faire monter en compétence ses salariés sur l’IA, et en échange elle attend d’eux adaptabilité et apprentissage continu. Le salarié, de son côté, voit l’IA non plus comme une menace imprévisible, mais comme une opportunité d’évoluer dans son métier à condition de faire l’effort de se former. Ce donnant-donnant rappelle la mutation qu’ont connue les ouvriers qualifiés lors de la mécanisation : ceux qui ont appris à manier les nouvelles machines ont pu conserver un rôle essentiel, tandis que les autres sont restés sur le carreau. Aujourd’hui, les machines sont logicielles et souvent invisibles, mais la logique reste comparable.

En somme, dans ce tsunami technologique, la bouée de sauvetage, c’est la formation. Et chacun doit s’y accrocher fermement, sous peine de couler.

Une révolution industrielle pas comme les autres

À écouter tout ce qui précède innovations fulgurantes, craintes d’emplois détruits, nécessité de se réadapter difficile de ne pas tracer un parallèle avec les grandes révolutions industrielles du passé. À chaque âge de profonds changements technologiques, l’économie et la société ont vacillé, puis se sont transformées. Pourtant, beaucoup s’accordent à dire que la révolution de l’IA a une saveur particulière et un rythme inédit : l’accélération.

1ʳᵉ Révolution

Mécanisation
(fin XVIIIᵉ)
Machine à vapeur, textile

2ᵉ Révolution

Électricité
(XIXᵉ-XXᵉ)
Usines, production de masse

3ᵉ Révolution

Informatique
(1950–2000)
Ordinateurs, Internet

4ᵉ Révolution

Intelligence Artificielle
Zoom 2022–2025
IA générative, automatisation

Vitesse de diffusion inédite

Comparez plutôt : il a fallu plusieurs décennies au moteur à vapeur pour s’imposer de l’Angleterre au reste de l’Europe au XIXᵉ siècle. L’électricité, découverte au XIXᵉ, n’a éclairé massivement les usines et foyers qu’au milieu du XXᵉ. Internet a mis une bonne quinzaine d’années à connecter un tiers de la planète. ChatGPT, lui, a atteint des centaines de millions de personnes en quelques mois. La numérisation du monde et la mondialisation font que les innovations d’aujourd’hui se propagent quasi instantanément aux quatre coins du globe. Une idée géniale née à San Francisco peut être reprise à Clermont-Ferrand ou Singapour le lendemain, grâce au partage en open source et au Cloud. Ce taux de contagion ultra-rapide est une différence majeure avec les révolutions passées.

Conséquence : là où nos aïeux avaient parfois une génération pour s’adapter à un changement (par exemple passer de la charrette à l’automobile), nous n’avons que quelques années – parfois même quelques mois pour absorber une innovation avant la suivante. C’est déroutant, épuisant, stimulant aussi. L’IA générative sortie fin 2022 est déjà supplantée par des modèles plus puissants en 2024, et ainsi de suite. On parle d’un phénomène d’accélération exponentielle. Cette dynamique impose une agilité sans précédent des travailleurs et des organisations.

Tous concernés, des cols blancs aux cols bleus

Autre différence notable : les précédentes révolutions technologiques démarraient souvent par transformer les métiers manuels ou industriels (la mécanisation de l’agriculture, la robotisation des usines automobiles…). L’IA, elle, s’attaque d’emblée aussi aux cols blancs. C’est peut-être la première fois dans l’histoire que les emplois de bureau et intellectuels sont touchés aussi vite. Certes, les usines continuent d’intégrer de l’IA dans leurs chaînes de production (on parle d’Industrie 4.0 avec des machines interconnectées et intelligentes). Mais l’attention médiatique se focalise sur les emplois tertiaires : analystes, rédacteurs, codeurs, managers… Cette révolution-ci n’épargne personne : du PDG au stagiaire, tout le monde voit son quotidien de travail évoluer (ne serait-ce que par les emails augmentés qu’on reçoit, ou les réunions où un bot prend des notes automatiques).

Cela crée un choc culturel très fort. En 1810, un ouvrier textile pouvait voir sa vie bouleversée, mais un notaire ou un médecin gardaient leurs habitudes. En 2025, un agent d’accueil, un comptable et un juriste vivent simultanément des changements profonds liés à la même technologie. Cette transversalité oblige à une réflexion collective plus globale sur le rôle du travail, le sens qu’on lui donne et la place de la machine. Comme le souligne le CESE, il faut interroger l’IA et l’intégrer « en amont » pour qu’elle améliore vraiment les conditions de travail et ne déshumanise pas le quotidien. L’ampleur des débats éthiques autour de l’IA (biais, surveillance, responsabilité en cas d’erreur, etc.) reflète cette prise de conscience : la révolution actuelle est aussi sociale et morale, pas juste technique.

Moins de spécialisation, plus de polyvalence ?

Lors de la Révolution industrielle, on a assisté à une forte spécialisation des tâches. Les ouvriers sont devenus des rouages très spécialisés d’une grande machine (l’archétype étant l’ouvrier au début du XXᵉ sur la chaîne Ford, ne faisant qu’une opération répétitive). Or, paradoxalement, l’IA pourrait entraîner le mouvement inverse : une déspecialisation de certains emplois. Pourquoi ? Parce que si une IA est capable d’assister sur des tâches très pointues, alors un travailleur équipé de plusieurs IA peut plus facilement gérer un éventail large de missions. Un marketeur de demain, par exemple, pourra à la fois analyser des données, créer un visuel, rédiger un texte, car il aura pour chaque étape un outil d’IA performant. Là où il fallait trois spécialistes, on aura peut-être un seul généraliste augmenté. Certains experts prédisent ainsi une renaissance du profil polyvalent, aidé par l’IA pour accomplir ce qui aurait nécessité plusieurs personnes auparavant. Bien sûr, cette polyvalence sera encadrée par des spécialistes de l’IA qui, eux, conçoivent et règlent les outils. Mais cela pourrait rebattre les cartes de l’organisation du travail et du périmètre des métiers.

Un ajustement moins brutal… si on anticipe

Reste une interrogation : le choc initial de cette révolution sera-t-il aussi rude que lors des précédentes ? Au début du XIXᵉ siècle, les tisserands anglais brisaient les machines (mouvement luddites) tant ils voyaient leur gagne-pain détruit. Au XXᵉ siècle, l’urbanisation galopante suite à l’exode rural a provoqué misère et bouleversements sociaux durant des années avant de se stabiliser. Qu’en sera-t-il de l’effet de l’IA sur l’emploi ?

Certains, comme l’analyste Tom Morisse, estiment que nous évitons le scénario du pire grâce au contexte actuel beaucoup plus protecteur : filet social, réglementations, rôle des syndicats, etc. « Je ne pense pas que nous nous dirigions vers un ajustement brutal comme au début de la Révolution industrielle », écrivait-il. Les travailleurs déplacés par l’IA pourront trouver de nouveaux emplois, peut-être moins payés au début, mais rien de différent des perturbations provoquées par l’informatique depuis 50 ans*. En clair, l’histoire nous a appris à amortir les chocs : chômage partiel, reconversions subventionnées, etc. D’autres points de vue sont plus alarmistes, craignant une polarisation accrue du marché de l’emploi (les qualifiés très sollicités, les autres relégués à des petits boulots précaires). La réalité dépendra en grande partie des politiques publiques et des choix collectifs qui accompagnent cette transition. Le rapport de la Commission sur l’IA en France (mars 2024) notait ainsi : « Les conséquences de l’IA… dépendront de nos choix collectifs et de la qualité du dialogue social à son égard ». En somme, à nous de décider si cette révolution sera synonyme de progrès partagé ou de casse sociale.

🧠 Mon métier est-il menacé par l’IA ?

1. Dans quel secteur travaillez-vous ?

2. Votre métier repose-t-il sur des règles claires et répétitives ?

3. Utilisez-vous déjà des outils d’IA dans votre travail ?

4. Votre entreprise vous forme-t-elle à ces outils ?

S’adapter, encore et toujours

La conclusion de ce voyage est peut-être qu’il n’y a pas de fatalité. L’intelligence artificielle va certes transformer le travail de fond en comble, c’est une certitude, mais nous gardons les commandes de comment cela se produira. Chaque acteur, du patron au salarié, a un rôle à jouer pour orienter le changement : apprendre, enseigner, réglementer, innover, mais aussi poser des limites. Il est frappant de voir à quel point la question de l’IA au travail ramène à des enjeux profondément humains. Quel est le sens de nos métiers ? Comment garantir la dignité et l’épanouissement dans un monde de plus en plus automatisé ?

Peut-être faut-il voir dans l’IA non pas une rivale froide, mais une invitation à évoluer. L’histoire du travail est une suite de métamorphoses : nos arrière-grands-parents ont apprivoisé l’électricité, nos parents l’ordinateur, nous apprivoiserons l’IA. Avec lucidité, mais sans catastrophisme. Après tout, comme le disait un observateur : « l’IA remplace des tâches, pas des emplois ». À nous de faire en sorte que derrière chaque tâche délestée, il y ait une nouvelle mission plus valorisante confiée à l’humain. C’est le défi des années à venir. Gageons que nous saurons le relever – car en fin de compte, l’intelligence la plus déterminante dans ce futur du travail, c’est peut-être l’intelligence collective.

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